Montréal au temps de la variole

Gravure : émeute du 28 septembre 1885 à Montréal.

28 février 1885. George Longley, contrôleur de train, arrive à Montréal depuis Chicago. L’homme est fiévreux, tousse et est couvert d’irruptions cutanées. C’est la variole.
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La variole – petite vérole ou picotte – était très fréquente jusqu’au XIXe siècle. Maladie répugnante et souvent mortelle, elle se reconnaissait aux pustules purulentes qui couvraient chaque centimètre du corps, éclatant en dégageant une odeur nauséabonde et formant ensuite des croutes. Les survivants s’en trouvaient défigurés. Dans les pires cas – picotte noire –, elle engendrait de violentes hémorragies et la sensation de bruler de l’intérieur. Elle était alors toujours mortelle. Surtout : la variole était extrêmement contagieuse.
En 1796, un médecin anglais, Edward Jenner, découvrit qu’en inoculant à une personne la variole bovine – nommée vaccine ou cowpox – celle-ci se retrouvait immunisée contre la maladie des hommes. La vaccination était née. On crut alors que, en quelques décennies, la maladie ne serait plus qu’un mauvais souvenir et des campagnes de vaccination eurent lieu partout dans le monde. Au cours du XIXe siècle, la maladie se fit de plus en plus rare et de mieux en mieux contrôlée, au point où la menace s’estompa.
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Depuis 1881, aucun cas n’avait été déclaré à Montréal. On croyait que la maladie était du passé. Même l’hôpital des varioleux était fermé. Longley fut donc hospitalisé à l’Hôtel-Dieu. Il y séjourna en dortoir, sans mesures d’isolement particulières. Il survécut à sa maladie, mais sa literie infecta Pélagie Robichaud, une employée, qui en mourut. D’autres cas se déclarèrent et, à la mi-avril, la variole s’était emparée de l’hôpital. La direction donna congé aux patients sains. Ceux-ci, au stade d’incubation de la maladie, retournèrent à la maison. La variole était entrée à Montréal.

Elle se répandit doucement. Au début, le Comité d’hygiène municipal évita les mesures trop drastiques pour éviter la panique. On recommanda l’isolement volontaire ou l’hospitalisation des malades. Des médecins furent chargés d’offrir des vaccins gratuits à la population. Un fourgon noir identifié « SMALLPOX – PICOTTE » arpentait les rues pour transporter les malades à l’hôpital.
Face aux mesures volontaires, la population coopéra… peu. Alors que les anglophones se précipitaient pour être vaccinés, les francophones préféraient les remèdes maison, laissant leurs enfants couverts de pustules et de croutes arpenter les rues. Les corbillards étaient toutefois de plus en plus nombreux à circuler. Certains membres du clergé catholique commencèrent à parler de colère divine. Si la variole frappait Montréal, c’était la faute du carnaval en février !

Certains journaux anglophones commencèrent à pointer les Canadiens français comme responsables de l’épidémie. Les tensions montaient, la résistance de la population aussi. Les parents cachaient leurs enfants aux vaccinateurs et refusaient toujours de les isoler. Des théories du complot se répandirent. On croyait que les vaccins étaient une invention des anglophones pour empoisonner les Canadiens français. Ils seraient plus dangereux que la variole même ! Le climat était explosif.

Pendant que la picotte se propageait, la 2e rébellion des Métis était écrasée dans la lointaine vallée de la Saskatchewan. Louis Riel fut condamné à mort. Les relations entre anglophones et francophones étaient à vif, alimentant l’idée d’un complot antifrancophone. Au même moment, dans toute l’Amérique du Nord, on recommandait d’éviter Montréal, ville « pestiférée ». Les frontières se fermèrent aux non-vaccinés et on boycotta les produits manufacturés au Québec. Les propriétaires d’industries s’inquiétèrent : si la maladie emporte la population, ce sera la famine !

En septembre, alors que les morts se comptaient par centaines chaque semaine, le Comité d’hygiène prit les grands moyens. L’hôpital des varioleux s’était modernisé, agrandi et était prêt à recevoir les patients. On décréta la vaccination obligatoire, le placardage systématique des maisons infectées, l’isolement obligatoire des adultes et l’hospitalisation des enfants malades. Les amendes seraient distribuées aux récalcitrants et la police ferait appliquer les règlements.

Le 28 septembre au soir, une émeute éclata. Environ 3 000 personnes prirent d’assaut et mirent le feu au bureau de santé de l’Est de la ville, saccagèrent des pharmacies, les maisons (ou ce qu’ils croyaient être les maisons) de médecins vaccinateurs, les bureaux d’un journal anglophone et l’hôtel de ville. Le maire appela 600 miliciens à protéger les vaccinateurs et à disperser la foule.

Les semaines suivantes, les policiers allant chercher les enfants pour les hospitaliser furent tabassés, menacés avec des haches et se firent même tirer dessus. L’Église catholique se rangea du côté de la santé publique pour inciter leurs ouailles à se plier aux mesures de préventions de la propagation. L’évêque de Montréal, Mgr Fabre, se fera même vacciner deux fois publiquement pour donner l’exemple. En octobre, l’épidémie était à son plus fort. Les enfants mouraient toujours par centaines, mais l’opposition ne faiblissait pas. La rumeur voulait qu’on emmenait les malades dans des « mouroirs ».

Si les résistances perdurèrent, les mesures plus sévères finirent par porter leurs fruits. Montréal fut finalement délivrée de la variole en janvier. Ce sont 5 864 personnes qui y laissèrent leur vie, dont 3 234 à Montréal. Presque toutes les victimes étaient francophones. Près de 85 % d’entre elles avaient moins de 10 ans. La maladie fit 13 000 défigurés. Ce fut la dernière épidémie de variole non contrôlée dans une ville moderne.
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Cette chronique ne pouvait se terminer ainsi. Avant que le lecteur ne porte un jugement ou ne lie les évènements au présent, il convient de préciser certains points.

La résistance au vaccin soulève un phénomène intéressant : alors que la vaccination au long du XIXe siècle écartait la menace de la variole, on en vint à oublier ses dangers… et à négliger l’importance de la prévention. La plupart des adultes concernés avaient déjà été vaccinés par le passé et sous-estimaient le fléau parce qu’ils ne l’avaient pas connu.

Rappelons aussi la situation des francophones à l’époque : ils faisaient partie des populations les plus pauvres de Montréal. Les familles ouvrières vivaient dans des quartiers insalubres, entassées dans des taudis – souvent à plusieurs ménages dans un appartement. Isoler les malades ou s’absenter du travail pendant des semaines leur était impossible.

D’ailleurs, voir un médecin était un luxe. On naissait et on mourrait à la maison et on tentait de se soigner avec les remèdes populaires. La consultation médicale n’était pas dans les mœurs. L’hôpital était un établissement de charité, réservé aux plus démunis et demeurait un endroit étranger, voire mystérieux. Avec la montée des tensions entre anglophones et francophones, que des médecins cognent aux portes pour offrir des vaccins était suspect: on les associait aux « Anglais ».

Le Comité d’hygiène de Montréal avait aussi commis de graves erreurs. En mai, un lot de vaccins de mauvaise qualité avait été distribué, causant des effets secondaires incommodants – mais non mortels – aux enfants d’un orphelinat. Le Comité avait négligé l’évènement et les craintes de la population. Grave erreur surtout que, depuis 1875, une poignée de médecins âgés propageaient le doute sur l’efficacité de la vaccination. Leurs discours complotistes scandés partout depuis une décennie trouvèrent écho auprès d’une population déjà méfiante face aux autorités et qui avait eu vent de l’incident de l’orphelinat. Il n’en fallait pas plus pour persuader une partie de la population que le vaccin était plus dangereux que la variole.
Finalement, les réactions des Canadiens français en 1885 ne sont pas uniques. L’histoire des épidémies est ponctuée de résistances aux politiques de santé publique, de théories du complot, d’émeutes, et ce, un peu partout dans le monde. À chaque fois, les opposants aux mesures de santé publique croyaient sincèrement agir pour le bien de leurs enfants.
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La variole fut officiellement éradiquée en 1980.

Pour en savoir plus :

• Michael Bliss. Montréal au temps du grand fléau – L’histoire de l’épidémie de 1885. Libre Expression, 1993.
• Denis Goulet. Histoire des épidémies au Québec. Septentrion, 2020.

Pour me contacter : MC.Duchesne@outlook.com

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