De glace et de vapeur

Canadian Illustrated news, 14 février 1880.

5 janvier 1881, un train quitte les quais de Longueuil, s’élance sur les rails quand soudain… crack ! Les passagers n’ont que le temps de sortir avant de voir disparaitre la locomotive sous 10 mètres d’eau glacée. Mais que fait donc un train sur le fleuve Saint-Laurent ?

Canadian Illustrated News, 15 janvier 1881.

Au XIXe siècle, le chemin de fer représente la prospérité et le progrès. La première ligne en Amérique du Nord est d’ailleurs inaugurée au Québec en 1836, entre La Prairie et Saint-Jean-sur-Richelieu. Les décennies suivantes, les compagnies de chemin de fer se multiplient, naissent et disparaissent à un rythme fou, au gré de la spéculation, de magouilles et de luttes entre de puissants hommes – ou requins – d’affaires.

Dans ce contexte, en 1848, le premier tronçon d’une liaison Longueuil-Portland est inauguré, ouvrant de nouvelles possibilités de commerce entre Montréal et la côte Est américaine. Longueuil, sur la rive sud de la métropole, devient alors la plaque tournante du transport de marchandises. Depuis ses quais, le fret transite par bateau ou via les ponts de glace vers Montréal.

Ce type de transport est toutefois peu commode et la circulation s’y trouve ralentie pendant l’hiver. Pour y remédier, la compagnie ferroviaire du Grand-Tronc entame la construction du pont Victoria, inauguré en 1860. La compagnie a maintenant une longueur d’avance sur ses concurrents, en plus de leur imposer de lourds tarifs pour l’usage du pont.

L’ouverture du pont marque alors le déclin économique de Longueuil, désertée par les compagnies ferroviaires. En 1878, un riche homme d’affaires tente de renverser la vapeur. Louis-Adélard Sénécal – qui a fait fortune comme spéculateur pendant la guerre de Sécession, ancien député, impliqué dans plusieurs scandales financiers – compte relancer les liaisons Montréal-Portland. Il se heurte toutefois aux tarifs élevés qu’impose le Grand-Tronc pour l’usage du pont. Tant pis, il fera construire un chemin de fer… directement sur le fleuve !

L’idée est farfelue… mais pas tant que ça. À l’époque, le fleuve gèle entièrement à cet endroit et l’usage de ponts de glace est courant. Des chemins de fer sur la glace existent aussi ailleurs, comme en Finlande. Le plan a toutefois ses difficultés. Une telle voie est soumise aux aléas de la nature et nécessite de niveler la glace. Elle pourrait aussi être fragilisée en raison des vibrations sur les rails. Peu importe, Sénécal accepte le défi. La glace est nivelée et des poutres sont aussi installées aux 7 pieds pour répartir le poids du train et limiter les vibrations sur la glace.

Le 30 janvier 1880, le premier chemin de fer sur la glace est inauguré en grande pompe. L’opération est un succès et Sénécal récolte les contrats juteux auprès de grands industriels américains. La première année, les 3 km de voies sont en usage jusqu’au 1er avril… et il était moins une. La glace du fleuve cédait le 5 avril !

Cette curieuse ligne fut en service pendant 4 hivers. Il n’y eut qu’un seul accident – sans victime – quand la locomotive sombra en 1881. Elle fut repêchée, remplacée par une locomotive plus légère et la ligne reprit du service… dès le lendemain ! Toutefois, l’hiver 1882 fut particulièrement doux, si bien que le train est mis en service un mois seulement… C’est bien peu rentable !

La concurrence féroce entre les compagnies ferroviaires et la construction de nouvelles liaisons mirent fin à cette drôle d’expérience. La compagnie fut rachetée par le CP et Sénécal, comme tout requin d’affaire qui se respecte à l’époque… retourna vers la politique. Il devint sénateur.

Pour me contacter : MC.Duchesne@outlook.com

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